DÉVELOPPEMENT DURABLE, ÉCONOMIE
CIRCULAIRE ET PRATIQUES POPULAIRES: LA
RELATION ENTRE SOCIÉTÉ ET ENVIRONNEMENT
A-T-ELLE BESOIN DE L’ÉCONOMIE?
Denis Blot
Maître de conférences en sociologie, Université de Picardie Jules Verne,
Habiter-le-Monde.
Correspondencia: denis.blot@u-picardie.fr
ORCID: https://orcid.org/0000-0001-9679-8325
RÉSUMÉ
L’économie circulaire prolonge et précise le veloppement du-
rable en lui donnant le cadre formel de projets concrets. Cet article
montre que ces notions de développement durable et d’économie cir-
culaire s’appuient sur le présupposé très largement partagé de
l’existence d’une sphère économique obéissant à ses règles propres.
Il questionne les conséquences que cette croyance a sur des prati-
ques économiques hors marché relevant de cadres sociaux populai-
res et reposant sur de l’inter-connaissance, des résistances aux logi-
ques marchandes et de la solidarité communautaire. L’économie
circulaire ignore le caractère souvent écologique de ces pratiques et
cherche parfois à les faire disparaître. Cette réduction de l’écologie à
l’économie occulte les conséquences sociales du développement de
l’économie circulaire et renforce la main mise de l’économie sur le
social. L’article défend l’hypothèse selon laquelle l’économie circulai-
re, portée en germe par le développement durable, est un projet de
société qui se construit sans la société.
resumen
Come
212
Denis Blot
Acciones e investigaciones Sociales. ISSN: 1132-192X. n.º 43 (2022). Páginas 211 a 234
https://doi.org/10.26754/ojs_ais/accioninvestigsoc.2022437427
ABSTR ACT
The circular economy broadens and clarifies sustainable development
by offering it a formal framework of concrete projects. This article shows
that these notions of sustainable development and circular economy are
based on the widely shared assumption of the existence of an economic
sphere that obeys its own rules. It questions the consequences that such a
belief has on the non-commercial economic practices contained in popular
social frameworks based on inter-knowledge, resistance to market logic
and community solidarity. The circular economy camouflages the ecologi-
cal nature of these practices and sometimes even makes them disappear.
Such a diminution in importance of ecology with respect to the economy
obscures the social consequences of developing the circular economy whi-
le reinforcing control of the economy over its social components. The article
defends the hypothesis that the circular economy, which is the seed of
sustainable development, is a social project that is built without society’s
intervention.
Key words: Circular economy, sustainable development, society, environ-
ment.
Acciones e investigaciones Sociales. ISSN: 1132-192X. n.º 43 (2022). Páginas 211 a 234
https://doi.org/10.26754/ojs_ais/accioninvestigsoc.2022437427
DÉVELOPPEMENT DURABLE, ÉCONOMIE
CIRCULAIRE ET PRATIQUES POPULAIRES:
LA RELATION ENTRE SOCIÉTÉ ET
ENVIRONNEMENT A-T-ELLE BESOIN DE
L’ÉCONOMIE?
https://doi.org/10.26754/ojs_ais/accioninvestigsoc.2022437427
Recibido: 25-06-2022
Aceptado:
19
-
10
-
2022
Publicado:
31
-
12
-
2022
INTRODUCTION
La notion de développement durable, promue au milieu des
années 80 par le célèbre rapport Bruntland, a suscité beaucoup
d’espoirs dans des secteurs très divers de la société. Le spectre
des adhésions allait d’une bonne partie des écologistes jusqu’aux
milieux patronaux pourtant assez réticents vis à vis des évolu-
tions qui ne seraient pas simplement économiques et technolo-
giques. En 1992, le sommet de Rio a consacré le développement
durable comme horizon planétaire auquel les nations et toutes
sortes d’autres formes collectives étaient invitées à participer.
Fallait-il que cette notion soit polysémique pour parvenir à la
création d’un tel consensus autour d’elle ! Seules quelques rares
critiques émanant des mouvements pour la décroissance ont pu
être entendues. En effet pour certains analystes le développe-
ment durable promettait la poursuite d’un monde assujetti à la
domination bureaucratique et capitaliste (Latouche, 2003 ; Rie-
sel et Semprun, 2008, p 52). Si la notion semble être en perte de
vitesse ce n’est pas en raison de ces critiques mais plutôt à cau-
se de son manque de précision et de ses contours assez flous.
Les trois piliers du développement durable, l’économie,
l’environnement, la société, pouvant être mobilisés en proportion
214
Denis Blot
Acciones e investigaciones Sociales. ISSN: 1132-192X. n.º 43 (2022). Páginas 211 a 234
https://doi.org/10.26754/ojs_ais/accioninvestigsoc.2022437427
très variable et parfois tout à fait congrue, la notion a connu beau-
coup de succès, succès dont elle a, en quelque sorte, été victime.
La rencontre sous cette même bannière d’acteurs que de nom-
breuses choses opposaient, a rendu son ambiguïté manifeste. Le
fait que des entreprises pratiquants allègrement le green-washing
s’en revendiquent (Berlan et al, 2022) ne pouvait en effet laisser
sans réaction des militants pour une société juste et respectueu-
se de l’environnement. Les promesses du développement dura-
ble n’ont jamais su effacer le conflit opposant ceux qui croient au
caractère impérieux des lois de l’économie et aux solutions tech-
nologiques, et ceux qui pensent qu’il y a quelque chose de sacré
dans la nature et qu’un autre modèle de relation entre elle et les
sociétés devait voir le jour (Larrère et Larrère, 2009; Mouzon,
2021). Comme le prévoyait Max Weber, l’antagonisme des
valeurs n’est pas soluble dans le consensus ou dans la recherche
d’équilibre ou de moyennes (Weber, 2002: 93).
La notion d’économie circulaire, beaucoup plus précise et
opérationnelle, est venue prolonger celle de développement du-
rable (Kirchherr et al, 2017). Elle reste polysémique et agrège
toutes sortes d’initiatives, mais en raison de son rattachement
clair au champ de l’économie, elle désigne des activités qui sont
assez facilement identifiables et dont il est aisé de mesurer les
effets. L’économie circulaire prolonge donc le développement
durable dans une version applicable et mesurable. Débarrassée
de la composante idéologique et messianique du développe-
ment durable, elle semble n’en garder que des aspects prati-
ques.
L’économie circulaire propose principalement de transformer
les déchets en ressources, ce qui éviterait l’épuisement des gise-
ments naturels, ainsi que les rejets de matières potentiellement
toxiques dans la nature. Elle promeut également une économie
matérialisée qui serait moins nocive pour l’environnement. Ain-
si de nombreuses initiatives de l’économie circulaire cherchent à
développer une économie de la fonctionnalité. En partant du prin-
cipe qu’il n’est pas nécessaire de posséder un objet pour bénéfi-
cier des résultats de son fonctionnement, le nombre d’objets de
Développement durable, économie circulaire et pratiques populaires
215
Acciones e investigaciones Sociales. ISSN: 1132-192X. n.º 43 (2022). Páginas 211 a 234
https://doi.org/10.26754/ojs_ais/accioninvestigsoc.2022437427
consommation pourrait être réduit si la possibilité d’un usage
partagé se développait
1
.
L’économie circulaire a été la cible de critiques dont je pré-
senterai une rapide synthèse dans la première section de cet
article. Ces critiques visent essentiellement une efficacité envi-
ronnementale douteuse ou trop limitée, et se concentrent sur la
question de la compatibilité entre l’économie et l’environnement.
En revanche elles laissent de côté toutes les questions relatives
aux effets sociaux de son développement. Le point de vue qui
sera développé ici ne relève pas de l’économie, de l’histoire de
l’environnement, ou de l’analyse des cycles de matière. En
m’appuyant sur la sociologie des classes sociales, sur une
ethnographie des classes populaires et sur l’anthropologie
économique, je cherche à éclairer les consé- quences sociales
de la croyance en l’autonomie de l’économie sur la manière de
régler les problèmes écologiques.
La deuxième section sera consacrée à l’analyse des raisons
historiques pour lesquelles les solutions aux problèmes écologi-
ques sont marquées par un fort « économisme » c’est-à-dire par
l’idée que l’économie de marché semble obéir à des lois autono-
mes et être le seul levier pour réduire les impacts des activités
humaines sur l’environnement. En revanche, les dimensions so-
ciologiques et anthropologiques sont véritablement ignorées.
L’exemple de la lutte contre le gaspillage fournit une bonne illus-
tration de cet aveuglement contemporain aux dimensions non
économiques.
Dans la troisième section, seront mobilisés des matériaux
ethnographiques sur lesquels je m’appuierai pour montrer que
des comportements économiques populaires, relevant d’une
socialisation et d’une morale qui résiste au marché,
1
Par exemple, il est inutile d’avoir une machine à laver par foyer, si une machine
à laver puissante et solide peut-être utilisée par tous les habitants d’un immeuble. Le
besoin n’est pas de posséder une machine à laver, mais d’avoir du linge propre. On
remarquera au passage que le concept d’économie circulaire fut inventé bien après
l’installation dans de nombreuses villes de laveries collectives ouvertes au public.
216
Denis Blot
Acciones e investigaciones Sociales. ISSN: 1132-192X. n.º 43 (2022). Páginas 211 a 234
https://doi.org/10.26754/ojs_ais/accioninvestigsoc.2022437427
ont d’une part leur rationalité propre (Weber, 2013), et ont, d’autre
part, des vertus écologiques indéniables. Ces pratiques ne sont
ni reconnues ni soutenues par les politiques d’appui à l’économie
circulaire. Relevant d’une autre économie, encastrée dans le jeu
des relations sociales (si on se réfère à K. Polanyi), ou consti-
tuant une économie morale (si c’est aux travaux d’E. P. Thomp-
son que l’on pense), elles ne servent aucun marché. Bien mieux,
elles y résistent comme on le verra dans les quatrièmes et cin-
quième sections qui s’appuient également sur des données eth-
nographiques illustrant la confrontation entre l’économie
circulaire et les logiques sociales à l’œuvre dans les pratiques
populaires de récupération et de réparation d’objets. Parce
qu’elles ne respectent pas les règles de l’économie de marché,
ces pratiques sont perçues comme des obstacles à l’économie
circulaire. Elles sont donc marginalisées et même parfois
interdites.
Ces analyses avancent des éléments de compréhension des
raisons pour lesquelles l’économie de marché est la voie
privilégiée pour résoudre les questions environnementales. Elles
mettent également en lumière les conséquences du développe-
ment de l’économie circulaire sur les pratiques populaires. Elles
permettent enfin de soutenir l’hypothèse selon laquelle la crise
écologique constitue une opportunité pour le marché de gagner
une nouvelle victoire contre la société.
1.
LES CRITIQUES DU DÉVELOPPEMENT DURABLE ET DE
L’ÉCONOMIE CIRCULAIRE
De nombreuses critiques ont déjà été adressées au dévelop-
pement durable et à l’économie circulaire. Il est par exemple uti-
le de rappeler que le développement durable ne constitue en rien
une rupture avec un modèle antérieur et qu’il est dans la conti-
nuité des politiques de développement qui organisaient l’aide in-
ternationale aux pays pauvres depuis les décolonisations (Bru-
nel, 2018; Latouche, op. cit.). La très grande polysémie du terme a
également été remarquée et critiquée (Petit et al. 2014; Vivien,
2020). Une autre forte critique du développement durable a poin-
Développement durable, économie circulaire et pratiques populaires
217
Acciones e investigaciones Sociales. ISSN: 1132-192X. n.º 43 (2022). Páginas 211 a 234
https://doi.org/10.26754/ojs_ais/accioninvestigsoc.2022437427
ses utilisations par de nombreuses entreprises pour verdir leur
image et pour se donner une nouvelle respectabilité (Acquier,
2009; Dagenais, 2015).
Des critiques assez similaires ont visé l’économie circulaire.
D’une part, la promotion de l’économie circulaire laisse entendre
qu’il est possible de consommer toujours plus sans que cela se
traduise par des effets néfastes sur l’environnement. Elle main-
tiendrait donc l’illusion d’une possibilité de développement infini.
Elle a aussi un effet moral important : participer au recyclage en
triant correctement ses déchets par exemple, donne l’occasion à
de nombreux individus de penser qu’ils se mobilisent pour la
planète. C’est un acte expiatoire comme il en existe pléthore en
matière d’environnement (Blot, 2019). Evidemment le recyclage,
qui constitue lui même une activité économique polluante, n’est
pas suffisant s’il n’est accompagné d’une baisse drastique de la
consommation (Arnsperger et Bourg, 2016 ; Fizaine, 2021). De
plus, de nom breux matériaux recyclés ne retrouvent pas leurs
qualités d’origine et ne peuvent donc répondre aux mêmes
usages
2
.
À ces critiques pointant l’inefficacité de la circularité en
matière d’objectifs environnementaux, s’ajoutent celles sur
l’illusion de la nouveauté. Les principes de l’économie circulaire
sont en effet forts anciens. Dès la fin du 18ème siècle, le recycla-
ge et la réduction des externalités sont présentés par les chimis-
tes comme la solution pour réduire les pollutions et pour accroî-
tre les profits des industriels (Fressoz, 2016). Evoquant une
période un peu plus récente, Sabine Barles décrit un mode de
gestion des rebuts parfaitement circulaire (Barles, 2005). Avant
l’invention des engrais chimiques et de la poubelle dans la se-
conde moitié du 19ème siècle, les boues des villes, c’est-à-dire
essentiellement les excréments, sont évacuées vers les cam-
pagnes où elles sont utilisées comme fertilisant naturel pour pro-
duire des végétaux qui alimenteront en retour les citadins. La
circularité des matières est donc bien plus ancienne que ne le
2
On parle alors de « dé-cyclage » ou de « sous-cyclage » (Gontard, 2018).
218
Denis Blot
Acciones e investigaciones Sociales. ISSN: 1132-192X. n.º 43 (2022). Páginas 211 a 234
https://doi.org/10.26754/ojs_ais/accioninvestigsoc.2022437427
prétendent aujourd’hui ses promoteurs et c’est le développement
du capitalisme industriel avec notamment l’essor de la chimie qui
l’a fait disparaître. Mais aujourd’hui, la « transition écologique »
qui s’appuie sur une réaffirmation du progrès technique que les
critiques écologistes avaient mise en cause dans les années 60
et 70, est devenue un slogan et un volet important des politiques
publiques
3
. Bien que ce soit souvent de très vielles recettes que
l’on recycle, l’économie circulaire remplit cette fonction de réha-
bilitation du progrès.
De ce très rapide passage en revue des critiques de
l’économie circulaire et du développement durable, on peut rete-
nir que les auteurs se sont d’abord concentrés sur l’indigence des
bénéfices environnementaux face à l’ampleur de la crise
provoquée par le développement économique. Ils ont également
pointé la fonction de légitimation idéologique que jouent ces no-
tions dans la poursuite du développement économique capitalis-
te. Bien que tout à fait fondées, ces critiques laissent de côté les
questions sociales qui sont pourtant un aspect important du pro-
blème. Aveuglés par l’idée qu’il y a une relation entre la marche
de l’économie et l’environnement, les auteurs utilisent une grille
d’analyse qui est en réalité très similaire à celle qu’emploient les
promoteurs du développement durable et de l’économie circulai-
re qui partent strictement du même postulat.
2.
LES TROIS SPHÈRES
Une représentation graphique très courante du développe-
ment durable montre trois cercles, l’un correspondant à
« l’économie », le deuxième à la « société » et le troisième à
« l’environnement ». Ces cercles sont toujours présentés avec un
diamètre égal comme pour suggérer que le développement
durable propose l’équilibre entre ces trois dimensions essentie-
lles du monde. Si elle semble absolument incontestable
3
En France le ministère de la Transition écologique remplace depuis 2017 celui
de l’environnement.
Développement durable, économie circulaire et pratiques populaires
219
Acciones e investigaciones Sociales. ISSN: 1132-192X. n.º 43 (2022). Páginas 211 a 234
https://doi.org/10.26754/ojs_ais/accioninvestigsoc.2022437427
aujourd’hui, l’existence de la « sphère » économique n’est pas
une donnée naturelle et a-historique et elle peut être ques-
tionnée. Au milieu du siècle dernier, Karl Polanyi analysait ce
phénomène historique de constitution d’une économie « désen-
castrée » de la société (Polanyi, 1944). Peu à peu avec le déve-
loppement du capitalisme au 19ème siècle et sous la pression
des économistes libéraux ont émergé des institutions tel que le
marché des biens et du travail (Chochoy, 2015) et une idéologie
puissante selon laquelle ces marchés ont une capacité d’auto-
régulation qui impose de les « laisser faire ». L’occultation de tout
fondement extra-économique des activités visant à satisfaire des
besoins a permis aux économistes néo-classiques puis néo-libé-
raux de présenter l’économie comme force autonome régit par
des lois propres et ne devant rien aux autres forme de la réalité.
Nous héritons de cette vision du monde et les « lois » du marché
nous semblent aussi impérieuses que les « lois naturelles »
4
.
4
Il n’est guère étonnant qu’à la fin des journaux télévisés la présentation des cours
de la bourse et des marchés financiers et celle de la téo soient si proches et si
semblables; comme si la bourse était aussi indépendante de la volonté des humains que
la pluie ou que le ciel du lendemain. Pire encore, nous savons aujourd’hui que nos choix
collectifs ont une influence sur les pics de chaleur et sur la sécheresse, alors que nous
continuons à ignorer qu’elles peuvent en avoir sur les lois de l’économie.
220
Denis Blot
Acciones e investigaciones Sociales. ISSN: 1132-192X. n.º 43 (2022). Páginas 211 a 234
https://doi.org/10.26754/ojs_ais/accioninvestigsoc.2022437427
C’est avec cette grille de lecture du monde que la crise environ-
nementale est appréhendée aujourd’hui et que les solutions à
cette crise sont élaborées. Ainsi le développement durable cher-
cherait à concilier lois du marché et lois naturelles en découplant
les réalités économiques et les réalités environnementales
(Grosse, 2010; Arnsperger et Bourg, op. cit.).
L’économie circulaire va plus loin en affirmant, plus claire-
ment encore, que c’est par l’économie et la technologie que nous
trouverons des solutions à la catastrophe actuelle. Elle présente
une forme achevée de l’économisme qui frappe aujourd’hui de
très nombreuses perspectives de règlement ou du moins de di-
minution des problèmes environnementaux. Un seul exemple
permettra de comprendre de quoi il s’agit. En France une loi pré-
sentée comme importante pour la transition écologique a été
promulguée au début de l’année 2021. Cette loi intitulée Anti-
gaspillage et pour une Économie circulaire (AGEC) fait, comme
son nom l’indique, une grande place à la limitation du gaspillage,
notamment alimentaire. Le gaspillage étant source de richesse
pour les producteurs et les distributeurs, cette loi contraignante
ne respecte pas l’orthodoxie libérale selon laquelle le marché
devrait s’auto-réguler. Mais elle demeure néanmoins inspirée par
une perspective purement économique selon laquelle le
comportement de ceux qui gaspillent est irrationnel. Elle ignore
donc complètement les fondements anthropologiques et sociaux
du gaspillage.
Il est difficile de nier que le gaspillage est très nettement fa-
vorisé par une société de consommation les biens de prestige
sont abondants et où le fait de les posséder constitue des signes
visibles du niveau social. Thorstein Veblen a été le premier à
pointer cette utilité proprement sociale des objets dans sa
« Théorie de la classe de loisirs »
5
. Mais pour saisir la fonction du
gaspillage, il faut se libérer de l’idée que les objets gaspillés sont
5
Si Veblen a été le premier, d’autres auteurs importants ont prolongé ses analy-
ses. Pour une synthèse voir Guillard (2019).
Développement durable, économie circulaire et pratiques populaires
221
Acciones e investigaciones Sociales. ISSN: 1132-192X. n.º 43 (2022). Páginas 211 a 234
https://doi.org/10.26754/ojs_ais/accioninvestigsoc.2022437427
de simples marchandises, c’est-à-dire des objets n’ayant pas
d’autres dimensions qu’une matérialité et qu’un prix (Appadurai,
1986). Ainsi lors des occasions rituelles - les fêtes communautai
res
et familiales, les mariages, les anniversaires, etc - les cadeaux et
la prodigalité sont absolument nécessaires (Mauss, 1950). Le
don d’objets est une réactivation des relations sociales. Le
cadeau exprime et médiatise le lien entre celui qui donne et celui
qui reçoit (Chevalier, 2010). C’est la raison pour laquelle il est
délicat d’offrir un objet de seconde-main, ou de revendre un
cadeau - bien que cette pratique semble se développer
6
. De
même, il est difficile de se montrer chiche et économe sans ris-
quer de froisser le récipiendaire. Comme l’anthropologie le mon-
tre depuis Malinowski, ce ne sont pas des marchandises qui
s’échangent dans les occasions rituelles mais des relations so-
ciales. Si les programmes de lutte contre le gaspillage parve-
naient à leur but, et que les cadeaux n’étaient plus que des mar-
chandises, les individus agiraient selon une rationalité purement
économique c’est-à-dire sans tenir compte de ce qui les lie aux
autres. Paradoxalement, alors qu’elle contient une composante
critique vis-à-vis des excès du marché et de la consommation,
les succès de la loi anti-gaspillage pourraient témoigner d’une
forme de victoire des comportements strictement économiques.
Cet exemple permet d’introduire une distinction importante
entre deux types de comportements économiques. Cette distinc-
tion a été élaborée par K. Polanyi qui critiquait « l’économisme »
de la théorie économique classique assimilant l’activité économi-
que à l’activité économique marchande et ignorant la pluralité
des formes d’économies (Laville, 2003 ; Steiner et Vatin, 2013).
Parce qu’elles dépendent de cadres sociaux, une part importan-
te des activités économiques ne relèvent ni du marché, ni de
transaction monétaire ni de calculs comptables. Polanyi distin-
6
La revente de cadeaux se développe aujourd’hui grâce aux sites de ventes
d’occasion en ligne. Personne ne pourrait se permettre de revendre un cadeau dans un
environnement proche et non anonyme sans risquer de se fâcher avec le donateur de
l’objet.
222
Denis Blot
Acciones e investigaciones Sociales. ISSN: 1132-192X. n.º 43 (2022). Páginas 211 a 234
https://doi.org/10.26754/ojs_ais/accioninvestigsoc.2022437427
guait l’
économie formelle
autrement dit l’économie des écono-
mistes, et l’
économie substantielle
. Cette dernière renvoie aux
pratiques s’inscrivant dans des cadres communautaires ou fami-
liaux de solidarité qui résistent parfois à ce qu’impose l’économie
formelle notamment en terme de travail. Dans la suite de cet article
j’utiliserai le terme
économie formelle
pour désigner ce qui
correspond à la sphère de l’économie autrement dit à l’économie
de marché et d’entreprise, et le terme
économie socialisée
pour
parler des pratiques qui ignorent, au moins en partie, les logiques
du marché, ou qui s’y opposent.
3.
DES PRATIQUES ÉCONOMIQUES ET ÉCOLOGIQUES
POPULAIRES
En gardant à l’esprit la critique de l’économisme des pro-
grammes de réduction des déchets, je voudrais donner quelques
exemples de pratiques circulaires socialisées qui sont marginali-
sées et parfois même criminalisées (Desvaux, 2017). En effet, à
l’encontre des promesses du développement durable auquel elle
participe, l’économie circulaire n’est pas capable d’intégrer et de
soutenir des activités vertueuses écologiquement et socialement
lorsque ces dernières ne respectent pas les règles de l’économie
formelle.
Dans un livre ayant eu beaucoup de succès académique en
France, Florence Weber décrit des activités relevant de la pro-
duction et de l’échange de services au sein d’une communauté
ouvrière d’un bourg du centre de la France (Weber, 1989). Bien
que l’auteure n’en fasse pas mention, ces pratiques relèvent de
l’économie morale telle que l’a théorisée J. C. Scott à la suite de
l’historien E. P. Thompson (pour une présentation synthétique
voir Fassin: 2012). Ces comportement économiques d’échange
de biens et de services, s’organisent en fonction de règles mora-
les de réciprocité, en fonction de critères d’appartenances de
classes, et en fonction de valeurs de résistance au marché de la
consommation ou aux obligations du travail salarié. Dans
l’ethnographie de F. Weber, ces activités se déroulent hors de
l’usine qui emploie l’essentiel de la population active masculine
Développement durable, économie circulaire et pratiques populaires
223
Acciones e investigaciones Sociales. ISSN: 1132-192X. n.º 43 (2022). Páginas 211 a 234
https://doi.org/10.26754/ojs_ais/accioninvestigsoc.2022437427
locale. Du bricolage, des réparations, des coups-de-main, des
échanges de produits issus des jardins et des cuisines familiales
constituent un ensemble de pratiques autonomes échappant au
marché du travail et évidemment au marché des biens. Ces
échanges répondant bien à des besoins et permettant à des gens
modestes d’améliorer leurs conditions de vie, s’inscrivent dans
une logique de dons et de contre-dons de proximité. Un don, qu’il
s’agisse d’un bien ou d’un service, crée une obligation de contre-
don qui à son tour devra être rendu sous la forme d’un don, etc.
Ce qui s’échange ce sont autant des produits et des services que
de la réputation et de la solidarité. Le calcul de la valeur
monétaire est complètement étranger à ces logiques et
évidemment tout cela ne rentre dans aucun livre de compte et
échappe aux taxes et aux impôts. D’ailleurs, aucun protagoniste
des échanges ne s’aviserait à payer un service ou un bien. Don-
ner de l’argent contre un travail, c’est une pratique de patron qui
instaure un rapport de domination entre le travailleur et celui qui
le paye. Il n’y a donc que les étrangers à la communauté qui pa-
yent les services. Si tous les membres de la communauté n’ont
pas les mêmes biens à échanger en terme de compétences ou
de ressources, ils sont néanmoins considérés comme des égaux
qui pourront un jour retourner le service qui leur a été rendu.
Dans ma jeunesse j’ai connu une situation très semblable et
c’est sans doute la raison pour laquelle la lecture de Florence
Weber m’a vraiment séduit. Il y a peut-être une part de nostalgie
dans ce que je vais exposer à la suite, mais cela permettra au
lecteur de comprendre à quelles activités ces échanges corres-
pondent. Je vivais dans les années 80 chez mes grands-parents,
dans un bourg rural de Picardie où était implantée une importante
usine de construction métallique qui employait environ 300 ou-
vriers. Comme dans la cité décrite pas Florence Weber, nombre
de ces ouvriers avaient une activité productive hors de l’usine.
Mes grands-parents appartenaient à un réseau d’échange basé
sur une confiance de voisinage. Quelques exemples : nous don-
nions nos épluchures de légumes ainsi que des restes végétaux
de notre jardin à nos voisins qui élevaient des lapins. Deux ou
trois fois par an nous pouvions manger un bon lapin. Si une cuisi-
224
Denis Blot
Acciones e investigaciones Sociales. ISSN: 1132-192X. n.º 43 (2022). Páginas 211 a 234
https://doi.org/10.26754/ojs_ais/accioninvestigsoc.2022437427
nière du voisinage entreprenait de cuire des betteraves rouges
dont la cuisson est très longue et donc coûteuse en énergie, elle
faisait d’abord le tour des voisines pour savoir qui voulait en pro-
fiter pour lui donner à cuire ses betteraves. Dans notre jardin,
j’ignore pourquoi, nous ne cultivions pas de betteraves. La voisi-
ne pensait quand même à nous et nous en réservait toujours
quelques unes de sa propre production. En échange, bien que
cela ne soit ni dit et encore moins écrit, nous lui donnions des
tomates, du persil, des poireaux ou tout autre produit si elle en
manquait. Les verres d’huile, les œufs, les bouteilles de cidre
passaient de maison en maison dans un sens et dans l’autre. Un
autre type d’échanges fréquent permettait d’éviter l’achat d’outils.
Tout le monde ne possédait pas de poste à souder, mais on savait
qu’on pouvait aller voir le voisin qui en avait un et qui pouvait
même réaliser les soudures pour celui qui ne maîtrisait pas cette
délicate technique. Ce même voisin, ayant la réputation d’être un
excellent bricoleur qui avait construit sa maison de ses mains,
n’était pas très compétent en électricité, mais il pouvait compter
sur moi qui à l’époque faisait des études techniques dans ce do-
maine, pour installer ou modifier ses circuits électriques. Un autre
avait creusé une fosse maçonnée dans son garage et comme
d’autres voisins et un bon nombre de ses collègues d’usine, nous
savions que nous pouvions l’utiliser pour faire les vidanges de
notre voiture. S’il y avait quelque chose de lourd à porter ou à
déplacer nous n’allions pas louer un engin de levage ou une re-
morque. Nous savions que nous pouvions compter sur les autres
et qu’ils pouvaient compter sur nous. Comme l’écrit Florence We-
ber, « la seule contrepartie valable à une gentillesse est une autre
gentillesse ». Ceux qui achetaient les services ou les biens
n’activaient pas de chaîne d’obligation d’échanges réciproques :
ils restaient extérieurs au système de dons et une fois qu’ils
avaient payé, ils ne devaient plus rien à celui qui avait fourni le
service. La dimension communautaire étant fondamentale : ceux
qui payaient étaient pour nous des bourgeois et même si nous les
respections globalement, nous n’avions pas envie d’être gentils
avec eux. Cela aurait été vu comme une forme de trahison à
l’égard du groupe, autrement dit comme une faute morale.
Développement durable, économie circulaire et pratiques populaires
225
Acciones e investigaciones Sociales. ISSN: 1132-192X. n.º 43 (2022). Páginas 211 a 234
https://doi.org/10.26754/ojs_ais/accioninvestigsoc.2022437427
4.
NOUVELLES FORMES D’ÉCONOMIE ET RÉSISTANCE
DE L’ÉCONOMIE SOCIALISÉE
Des échanges de biens de seconde-main ou de service, ou
du prêt de matériels, sont aujourd’hui présentés comme des solu-
tions écologiques innovantes sous l’appellation « économie de la
fonctionnalité » et pour les produits alimentaires « circuits-
courts ». Mais la différence avec les pratiques communautaires
populaires est importante. Le système d’échanges communautai-
res est non officiel, non claré et ignore totalement la logique
des bénéfices financiers (Weber, op. cit., p 79-87). Les dispositifs
de l’économie circulaire qui permettent la mise en commun de
matériels ou de savoirs-faire comme les « fablabs » et les ressour-
ceries, sont officiels et soutenus par les pouvoirs publics. Ils tien-
nent des livres de compte, sont assujettis aux taxes et créent
parfois des emplois salariés
7
. De nombreux sites internet favori-
sant les échanges d’objets de seconde-main, et parfois de servi-
ces, ont aussi été développés (Leboncoin, Vinted, ebay, etc). Re-
levant d’initiatives privées, ils ont fait gagner beaucoup d’argent à
leurs promoteurs et organisent des échanges entre des person-
nes qui ne se connaissant aucunement.
Le système communautaire est la manifestation d’une auto-
nomie populaire qui permet de satisfaire des besoins sans re-
courir à l’argent que procure un travail salarié aliénant et souvent
peu rémunérateur. Il est aussi la manifestation d’une résistance
au travail par des productions chacun peut-être fier de ses
compétences et de son habileté (Weber, op. cit.). En comparai-
son, l’économie circulaire repose sur des échanges marchands
classiques et sur des formes de travail qui sont celles du marché.
Toutefois dans certains cas, le modèle de l’économie circulaire
7
En raison de leur nouveauté et de l’apparent ancrage dans la thématique de
l’environnement, ces initiatives ont retenu l’attention de nombreux chercheurs en scien-
ces sociales. En revanche, les travaux sur l’économie socialisée demeurent rares sur les
terrains européens. Est-ce la raison pour laquelle ces formes de résistance semblent
appartenir à un passé révolu ? Ou s’agit-il d’un phénomène historique correspondant à
leur effective disparition ?
226
Denis Blot
Acciones e investigaciones Sociales. ISSN: 1132-192X. n.º 43 (2022). Páginas 211 a 234
https://doi.org/10.26754/ojs_ais/accioninvestigsoc.2022437427
peine à respecter les principes de l’économie formelle. Ainsi la
manière de fixer les prix dans les ressourceries n’obéit pas aux
règles du secteur marchand. Certaines choisissent de s’en
affranchir partiellement parce qu’elles ont une vocation sociale et
souhaitent aider les plus pauvres en pratiquant des prix très mo-
diques. L’acheteur est même parfois libre de fixer lui-même le
prix (Benelli et al, 2017). Cette volonté des acteurs des ressour-
ceries de « faire du social » par une politique de prix bas peut
être jugée irrationnelle si on se réfère aux canons de l’économie
formelle. Elle est possible parce que la main d’œuvre n’est pas
embauchée sur le marché du travail classique : il s’agit de béné-
voles ou de salariés bénéficiant d’emplois aidés (Alexander,
2009). Si elles respectaient les logiques du marché, les ressour-
ceries ne pourraient pas fixer des prix si bas ni assurer les mis-
sions sociales auxquelles elles se montrent attachées. On peut
donc constater que l’économie circulaire n’est pas toujours étran-
gère à des formes d’économie socialisée notamment quand elle
investit le champ de la solidarité. Si l’économie circulaire utilise
parfois l’économie socialisée, le phénomène inverse est aussi
observable. Il arrive ainsi que l’économie de marché tire profit
des produits peu coûteux d’une économie circulaire partielle-
ment socialisée. Le marché parasite alors ce qui relève de la
morale.
Au début des années 2020, j’ai mené une enquête dans une
ressourcerie implantée depuis une trentaine d’année dans un
quartier pauvre et périphérique d’une ville moyenne du nord de
la France. Les cadres de cette ressourcerie sont écartelés entre
deux principes : celui de la redistribution sociale et celui du mar-
ché. Dans une logique de redistribution, ils choisissent de prati-
quer des prix très bas pour s’adapter aux faibles ressources des
habitants du quartier l’activité est implantée. Ils privilégient
également l’emploi des habitants de ce quartier vivent dans
des logements sociaux environ 10 000 personnes. Mais, loin de
ne profiter qu’aux pauvres, les prix modiques attirent aussi des
acheteurs professionnels venant d’ailleurs. Ces derniers achètent
à bas prix des objets qu’ils revendent beaucoup plus chers sur
internet ou dans des boutiques « vintage ». Pour répondre à cet-
Développement durable, économie circulaire et pratiques populaires
227
Acciones e investigaciones Sociales. ISSN: 1132-192X. n.º 43 (2022). Páginas 211 a 234
https://doi.org/10.26754/ojs_ais/accioninvestigsoc.2022437427
te situation déplaisante, les encadrants de la ressourcerie ont
pensé ouvrir eux-mêmes une boutique d’objets de seconde-main
en centre ville pourraient être vendus plus chers les plus
beaux objets. Mais d’un point de vue moral, c’est un projet qu’ils
ont du mal à assumer parce qu’ils auraient l’impression de lais-
ser les objets de moindre valeur aux pauvres : cela heurte leurs
convictions. D’un point de vue du travail, il faudrait aussi qu’ils
embauchent sur le marché de l’emploi classique des personnes
bien mieux formées au commerce. Ils trahiraient alors le modèle
d’emplois aidés de proximité auquel ils sont attachés.
Les systèmes d’échanges communautaires et les dispositifs
participant à l’économie circulaire divergent nettement par leur
inscription dans les cadres sociaux. Les applications, les plate-
formes de consommation collaborative, les start-up ou pour
continuer avec l’exemple précédent, les boutiques de seconde-
main qui ne relèvent pas d’une logique de redistribution sociale,
fleurissent actuellement pour développer les économies de la
fonctionnalité, du recyclage et du ré-emploi. Elles participent à la
création d’un nouveau secteur marchand s’échangent des
objets ou des services contre de l’argent, alors que l’économie
socialisée manifestait de la solidarité et de l’autonomie à l’égard
du marché du travail et de celui de biens.
5.
LA MARGINALISATION DES PRATIQUES POPULAIRES
Il n’y aurait peut-être aucune raison de s’inquiéter de ces
développements de l’économie circulaire s’ils permettaient l’im-
plantation de pratiques productives et de consommation ayant
moins d’impact sur l’environnement et contribuant au bien-être
social. Mais le déploiement de l’économie circulaire s’accom-
pagne d’une relégation des membres des classes populaires et
de leur économie morale.
D’une part, d’un point de vue sociologique, les apparte-
nances des participants au système communautaire sont nota-
blement différentes de celles des acteurs du marché de sec-
onde-main et de l’économie circulaire. Les classes populaires y
228
Denis Blot
sont moins représentées et mobilisées (Malardé et Pénard,
2019). On y retrouve dans des rôles de développeurs et de diri-
geants des individus dotés de bons capitaux culturels, sociaux et
parfois économiques. Dans les nombreuses entreprises clas-
siques qui s’orientent vers l’économie circulaire, les salariés su-
balternes conservent leur place habituelle. Travailler pour l’éco-
nomie circulaire ne semble pas moins aliénant que de travailler
pour l’économie classique. J’ai pu faire des observations partici-
pantes dans quelques réunions de promotion de l’économie cir-
culaire. Des élus locaux, des chargés de mission de collectivités
territoriales, des chefs d’entreprises échangeaient entre eux en
partageant leur « vision d’avenir », parlaient « innovations »,
« business plan », « modèle économique ». Jamais il n’y a été
question des salariés, de leur formation, de leur rémunération et
encore moins de leur épanouissement au travail. L’économie cir-
culaire ne joue manifestement pas le même rôle social que l’éco-
nomie communautaire.
D’autre part, une conséquence importante de cet assujettis-
sement à l’économie formelle est que les pratiques des classes
populaires ne sont jamais identifiées comme « écologiques » en
raison de leur caractère informel et autonome (Blot et al, 2018).
Cette absence de reconnaissance et de promotion de l’écologie
populaire explique pourquoi le développement de l’économie cir-
culaire passe si fréquemment par l’éviction des pratiques popu-
laires. Les membres de ces classes n’ont plus accès aux res-
sources gratuites telles que les objets abandonnés qui doivent
désormais servir à nourrir, non plus des gens, mais un modèle
économique. Les déchèteries depuis leur ouverture en France
dans les années 80 étaient d’importants lieux d’échanges infor-
mels et de pratiques de récupération. Les employés eux-mêmes
se servaient et laissaient ceux qui le souhaitaient récupérer les
matériaux ou les objets de leurs choix. Elles nourrissaient toute
une économie informelle et notablement circulaire. Mais la pro-
gressive création de filière de recyclage a radicalement modifié
les choses. Les déchets qui étaient considérés comme des biens
sans maître que l’on pouvait donc prendre sans voler personne,
sont désormais des ressources promises à des professionels
Acciones e investigaciones Sociales. ISSN: 1132-192X. n.º 43 (2022). Páginas 211 a 234
https://doi.org/10.26754/ojs_ais/accioninvestigsoc.2022437427
Comentado [VGM12]:
professionels
Développement durable, économie circulaire et pratiques populaires
229
Acciones e investigaciones Sociales. ISSN: 1132-192X. n.º 43 (2022). Páginas 211 a 234
https://doi.org/10.26754/ojs_ais/accioninvestigsoc.2022437427
de la récupération et à des industriels du recyclage.
L’introduction de logique comptable mesurant les coûts et les
performances a encore intensifié cette volonté de maîtrise des
flux qui s’est finalement traduite par l’isolement spatial des
déchèteries qui sont désormais entourées de hauts grillages et
surveillées par des caméras et des gardiens. Même si elles
subsistent marginalement, les pratiques de récupération y sont
formellement interdites (Pacreau, 2016). Ces pratiques désormais
illégales correspondent à des échanges négociés de services
entre les salariés des déchèteries et les usagers. Jamais il n’y est
question d’argent, mais plutôt de reconnaissance, de coups de
main et de générosité. Le refus du gaspillage, dimension morale
importante dans les classes populaires, y a aussi un rôle central.
Les règlements ne sont donc pas parvenus à exclure totalement
les solidarités sociales de ces nouveaux espaces économiques.
En revanche, si l’échange entre particuliers semble encore
quelque peu toléré, les semi-professionnels du recyclage, ceux
que l’on a coutume d’appeler les « roms » qui récupéraient les
métaux pour les revendre en ont été définitive- ment chassés
8
.
Ce processus de remplacement et de colonisation par les
logiques du capitalisme des modalités de traitement de la ma-
tière secondaire et des services est aussi visible dans la lutte
contre le « garagisme sauvage ». Cette expression désigne des
pratiques de réparation automobile non professionnelles qui per-
mettent de réparer ou de faire réparer un véhicule et d’allonger
sa durée de vie sans se ruiner. Dans les quartiers populaires des
villes les espaces privés pour bricoler manquent, cette activité
s’observe dans l’espace public, au pied des immeubles et sur les
parkings. Il est fort difficile d’estimer les vertus écologiques de
ces ateliers informels. Ils évitent l’achat de véhicules neufs et la
1
Ce processus n’est pas sans rappeler l’exclusion des Chiffonniers (les Zaball-
ins) au Caire quand la municipalité a pris la décision de confier la gestion des déchets
à de grosses entreprises étrangères (Debout et Florin, 2011). Voir aussi sur les « Roms »
et leurs pratiques de récupération, Martin Olivera (2015).
230
Denis Blot
Acciones e investigaciones Sociales. ISSN: 1132-192X. n.º 43 (2022). Páginas 211 a 234
https://doi.org/10.26754/ojs_ais/accioninvestigsoc.2022437427
mise à la casse de véhicules anciens et ce sont bien souvent des
pièces de récupération qui sont utilisées. Mais ils maintiennent
en circulation des vieilles voitures qui sont réputées plus po-
lluantes que les nouvelles. Toutefois ce n’est jamais l’argument
environnemental qui est mis en avant pour interdire le « gara-
gisme sauvage ». C’est l’occupation indue de l’espace urbain, le
soupçon de travail et d’activité économique illégale et les at-
teintes à l’esthétique urbaine, qui sont utilisés par les polices mu-
nicipales pour faire la chasse aux réparations informelles. Les
pouvoirs publics se font ainsi les alliés objectifs des construc-
teurs automobiles qui cherchent depuis une trentaine d’année à
rendre leurs véhicules irréparables par l’obligation d’utiliser des
outils spécifiques, en particulier des logiciels de diagnostic et de
détections des pannes (Dutertre et Julien, 2015).
On peut simplement retenir de ces exemples que
l’allongement de la durée de vie des objets par la seconde main
ou la parabilité n’ont de grâce aux yeux des pouvoirs publics
que s’ils nourrissent l’économie formelle, et que les pratiques
populaires manifestant une certaine résistance aux logiques de
marché sont considérées comme inacceptables même quand
elles sont écologiquement vertueuses.
CONCLUSION
L’ethnographie des pratiques populaires met en lumière de
nombreux exemples de pratiques économiques socialisées, et
bonnes pour l’environnement, qui ignorent les règles de l’écono-
mie formelle ou qui y résistent. La confrontation entre ces pra-
tiques et ce que propose l’économie circulaire permet de saisir
l’essence du projet que cette dernière véhicule. Les problèmes
environnementaux ne trouveraient de solutions que dans le dé-
veloppement encore plus poussé de l’économie formelle, c’est-
à-dire dans une mise en économie de l’environnement et des
aspects de la vie sociale qui lui échappent encore. Peu à peu
n’est plus reconnu comme écologique que ce qui est écono-
mique. Le reste est rejeté dans la marginalité, ou, au nom d’un
accord entre raison écologique et rationalité économique, com-
Développement durable, économie circulaire et pratiques populaires
231
Acciones e investigaciones Sociales. ISSN: 1132-192X. n.º 43 (2022). Páginas 211 a 234
https://doi.org/10.26754/ojs_ais/accioninvestigsoc.2022437427
battu car irrationnel comme on l’a vu avec l’exemple de la lutte
contre le gaspillage. Le développement de l’économie circulaire
est donc une nouvelle étape de la « grande transformation » mise
en évidence par les travaux de Polanyi, c’est-à-dire un nouvel
épisode du passage d’une économie encastrée dans les rap-
ports sociaux, support de sociabilité et conforme à des règles
morales, à une économie régie par les règles du marché.
L’économie circulaire s’appuie sur deux assises solides:
l’économisme et l’écologisme. La première est la certitude parfai-
tement implantée dans les esprits, que les lois de l’économie sont
aussi vraies et impérieuses que celles de la nature. La seconde
est celle de l’urgence à trouver des solutions à la crise
environnementale. L’économie circulaire qui n’a pas la préten-
tion d’être autre chose qu’une économie au sens classique du
terme, cherche à répondre aux inquiétudes d’une population
sensible aux questions écologiques, en même temps qu’elle
laisse les entrepreneurs rêver de nouveaux marchés et de nou-
veaux profits. On y retrouve la logique du veloppement du-
rable dont l’ambition était de trouver un accord entre l’économie
et l’environnement sans jamais questionner les logiques et les
conséquences sur la société de l’économie de marché.
Les critiques de la poursuite de la marchandisation de la vie
sociale grâce à l’économie circulaire sont très rares et restent peu
entendues. En effet, devant la montée de l’urgence écologique
tous les questionnements paraissent superfétatoires (Riesel et
Semprun, op.cit.). La possibilité de critiquer la main-mise de
l’économie sur l’horizon des possibles risque malheureusement
d’être d’autant moins grande que la catastrophe sera proche.
DECLARATIONS
CONFLIT D'INTERETS :
L’auteur déclare qu’il n’a pas de conflits d’intérêts.
Denis Blot
BIBLIOGRAPHIE
Acquier, A. (2009). Du « développement durable » au « développement
rentable » : chronique de la marginalisation d’une démarche de
développement durable dans une grande entreprise.
Annales des
Mines - Gérer et comprendre
, 98, 38-50.
Alexander, C. (2009). Illusions of freedom: Polanyi and the third sector.
In Market and society: The Great Transformation today. Hann, C. &
Hart, K. Cambridge: Cambridge University Press. 221-239.
Appadurai A. (Ed.), 1986.
The social life of things. Commodities in cul-
tural perspective
, Cambridge, Cambridge University Press.
Arnsperger, C. & Bourg, D. (2016). Vers une économie authentique-
ment circulaire : Réflexions sur les fondements d’un indicateur de
circularité.
Revue de l’OFCE
, 145, 91-125.
Barles, S. (2005).
L’invention des déchets urbains. France 1790-1970.
Seyssel, Champ Vallon.
Benelli, N., Corteel, D., Debary, O., Florin, B., Le Lay, S. & Rétif, S.
(2017). Chapitre 3 - La formation de la valeur économique. Dans :
, N. Benelli, D. Corteel, O. Debary, B. Florin, S. Le Lay & S. Rétif
(Dir),
Que faire des restes : Le réemploi dans les sociétés
d’accumulation
(pp. 41-56). Paris: Presses de Sciences Po.
Berlan, A., Carbou, G., Teulières, L. (2022).
Greenwashing - Manuel
pour dépolluer le débat public
. Seuil. Collection « Anthropocène ».
Brunel, S. (2018).
Le développement durable
. Presses Universitaires
de France.
Blot, D., Descoing, J., Fabry, C. (2018),
Environnement et quartiers po-
pulaires. Paroles, pratiques, initiatives des habitants.
Amiens. Edi-
tions Licorne.
Blot, D., Désert, J. (2019). Nettoyer la nature, est-ce vraiment une bon-
ne idée ?,
The Conversation
, mis en ligne le 19 décembre 2019,
https://theconversation.com/nettoyer-la-nature-est-ce-vraiment-
une-bonne-idee-128151 /
Chevalier, S. (2010). De la marchandise au cadeau.
Revue du MAUSS
,
36, 197-210.
Chochoy, N. (2015). Karl Polanyi et l’encastrement politique de
l’économie : pour une analyse systémique des rapports chan-
geants entre économie et société.
Revue Française de Socio-Éco-
nomie
, 15, 153-173.
232
Acciones e investigaciones Sociales. ISSN: 1132-192X. n.º 43 (2022). Páginas 211 a 234
https://doi.org/10.26754/ojs_ais/accioninvestigsoc.2022437427
Développement durable, économie circulaire et pratiques populaires
233
Acciones e investigaciones Sociales. ISSN: 1132-192X. n.º 43 (2022). Páginas 211 a 234
https://doi.org/10.26754/ojs_ais/accioninvestigsoc.2022437427
nationales: Stratégies d’adaptation des acteurs formels et infor-
mels face à la reforme de la gestion des déchets au Caire.
Égypte/
Monde arabe
, 8, 31-57.
Desvaux, P. (2017). Économie circulaire acritique et condition post-po-
litique : analyse de la valorisation des déchets en France.
Flux
,
108, 36-50.
Dutertre, E. & Jullien, B. (2019). De la transformation numérique rêvée
d’une industrie à sa transformation numérique réelle : le cas de
l’entretien et de la réparation automobile.
Revue d’économie in-
dustrielle
, 168, 103-129.
Fassin, D. (2012). 1. Vers une théorie des économies morales. Dans :
Didier Fassin éd.,
Economies morales contemporaines
(pp. 19-
47). Paris: La Découverte.
Fizaine, F. (2021). La croissance verte est-elle durable et compatible
avec l’économie circulaire ? Une approche par l’identité IPAT.
Na-
tures Sciences Sociétés
, 29, 312-325.
Fressoz, J. (2016). La main invisible a-t-elle le pouce vert ?: Les faux-
semblants de « l’écologie industrielle »au xix e siècle.
Techniques &
Culture
, 65-66, 324-339.
Gontard, N. (2018), La dangereuse illusion du tout recyclage.
The con-
versation.
https://theconversation.com/dechets-plastiques-la-dan-
gereuse-illusion-du-tout-recyclage-90359
Grosse, F. (2010). Le découplage croissance/matières premières. De
l’économie circulaire à l’économie de fonctionnalité : vertus et limi-
tes du recyclage.
Futuribles
, no 365, 99-124.
Guillard, V. (2019). Chapitre 1. Le gaspillage des objets dans la littéra-
ture académique. Dans : Valérie Guillard éd.,
Du gaspillage à la
sobriété: Avoir moins et vivre mieux ?
(pp. 19-27). Louvain-la-Neu-
ve: De Boeck Supérieur.
Kirchherr, J., Reike, D., Hekkert, M. (2017). Conceptualizing the circular
economy: an analysis of 114 definitions.
Resources, Conservation
and Recycling
, 127, 221-232.
Larrère, C., Larrère, R. (2009). Du bon usage de la nature : pour une
philosophie de l’environnement. Paris. Flammarion (Champs).
Latouche, S. (2003). L’imposture du développement durable ou les ha-
bits neufs du développement.
Mondes en développement
, no. 121,
23-30.
Dagenais, B. (2015). L’ambiguïté du discours publics de l’entreprise :
entre générosité et mensonge.
Communication & Organisation,
47,
13-30.
Debout, L. & Florin, B. (2011). Chiffonniers et entreprises privées inter-
234
Denis Blot
Acciones e investigaciones Sociales. ISSN: 1132-192X. n.º 43 (2022). Páginas 211 a 234
https://doi.org/10.26754/ojs_ais/accioninvestigsoc.2022437427
Mauss, M. (1950). « Essai sur le don », dans
Sociologie et anthropolo-
gie
, Paris, PUF, 143-279.
Mouzon, C. (2021). La grande illusion.
L’Économie politique
, 90, 5-7.
Olivera, M. (2015). Insupportables pollueurs ou recycleurs de génie ?
Quelques réflexions sur les « Roms » et les paradoxes de l’urbanité
libérale.
Ethnologie française
, 45, 499-509.
Pacreau, F. (2016). La récupération dans les déchèteries : formes,
motivations et devenir.
Mouvements
, 87, 96-106.
Polanyi, K.
(1983). La grande transformation. Aux origines politiques et
économiques de notre temps.
Paris : Gallimard. Collection Bi-
bliothèques Sciences humaines.
Riesel, R., Semprun, J. (2008).
Catastrophisme, administration du dé-
sastre et soumission durable
. Éditions de l’Encyclopédie des nui-
sances.
Steiner, P. & Vatin, F. (2013). Introduction
Le fait économique comme
fait social. Dans : Philippe Steiner éd.,
Traide sociologie économi-
que
(pp. 1-12). Paris cedex 14: Presses Universitaires de France.
Vivien, F. (2020). Pour que l’économie circulaire ne tourne pas en rond.
Natures Sciences Sociétés
, 28, 99-100.
Weber, F. (1989).
Le travail à-côté. Étude d’ethnographie ouvrière
. Pa-
ris : INRA/Éd. EHESS. Réimprimé dans la coll. «Réimpressions»,
Éd. EHESS, 2001.
Weber, F. (2013). 11. Le calcul économique ordinaire. Dans : Philippe
Steiner éd.,
Traité de sociologie économique
(pp. 399-438). Paris
cedex 14: Presses Universitaires de France.
Weber, M. (2002 [1921]).
Le savant et le politique
. Paris : Bibliothèque
10-18.
Laville, J. (2003). Avec Mauss et Polanyi, vers une théorie de l’économie
plurielle.
Revue du MAUSS
, no 21, 237-249.
Malardé, V. & Pénard, T. (2019). Airbnb, Blablacar, Le Bon Coin… À qui
bénéficient les plateformes de consommation collaborative ?.
Éco-
nomie & prévision
, 215, 1-28.